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Guerre en Ukraine : la Cour internationale de Justice peut-elle contribuer à désarmer la Russie ?

Guerre en Ukraine : la Cour internationale de Justice peut-elle contribuer à désarmer la Russie ?

On pourra regretter que la décision de la Cour internationale de Justice (CIJ) du 16 mars 2022 n’ait pas été adoptée à l’unanimité, les juges russe et chinoise ayant voté contre la partie du dispositif qui ordonne à la Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine » et de « veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires ».

On pourra également regretter que la Cour se soit crue obligée d’ajouter que « les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile ». Comme l’a parfaitement expliqué dans sa déclaration le juge ad hoc Yves Daudet, il n’y a aucune raison d’adresser cette injonction à l’Ukraine, dont on voit mal comment elle pourrait aggraver la situation en exerçant son droit à la légitime défense. L’explication se trouve probablement dans le fait que cette formulation permettait au moins d’obtenir l’unanimité des juges sur un point, tout en contrebalançant un peu le ton particulièrement grave du reste de l’ordonnance.

Non, le droit international n’a pas permis d’éviter l’attaque brutale d’un État souverain en ce début de XXIe siècle. Non, l’ordonnance de la Cour n’arrêtera pas les chars russes à court terme, comme l’a démontré la réaction immédiate de la Russie, qui a considéré qu’elle ne peut pas l’appliquer. Il n’en reste pas moins que cette décision n’est pas dénuée d’intérêt face à un chef d’État qui utilise largement le droit international comme élément de son arsenal au soutien de la seule façon qu’il connaisse de se confronter aux autres, le rapport de force.

 L’argumentation juridique de la Russie

Contrairement à ce qui est parfois affirmé, le président russe n’ignore pas purement et simplement le droit international. Au contraire, il le convoque expressément pour tenter de légitimer son entreprise belliqueuse. Depuis le début de l’agression de l’Ukraine, Vladimir Poutine prend soin de s’efforcer de justifier ce qu’il dénomme « opération militaire spéciale » par deux arguments juridiques.

Il affirme, en premier lieu, que la Russie protège la population des deux régions séparatistes du Donbass contre un « génocide » prétendument commis à son encontre par les autorités ukrainiennes. Non seulement le président russe a invoqué cet argument dans son discours officiel précédant le début de l’invasion de l’Ukraine, mais Moscou l’emploie régulièrement depuis 2014. Le représentant permanent russe aux Nations unies l’a encore fait tout récemment.

En second lieu, après avoir reconnu l’indépendance des oblasts de Lougansk et Donetsk le 21 février 2022, la Russie a prétendu intervenir en Ukraine pour défendre ces nouveaux États conformément à un accord passé avec eux.

À ces deux arguments se superpose celui de la légitime défense qui serait exercée par la Russie à l’égard de l’Ukraine. Cet argument est défendu dans la lettre envoyée par la Russie – qui a en revanche refusé de comparaître à l’audience – à la CIJ, sans que l’on sache en quoi consiste l’agression armée à laquelle cet État est censé répondre.

Quel que soit leur niveau d’invraisemblance, ces arguments mûrement réfléchis visent à tenter de légitimer la guerre menée par la Russie sur le terrain du droit, quitte à modifier radicalement l’interprétation des principales règles du droit international.

Par ailleurs, Vladimir Poutine n’hésite pas à mettre en exergue les violations du droit international effectivement commises par d’autres États, en dénonçant régulièrement l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, en dehors de tout fondement légal, ou encore l’intervention militaire au sol des États membres de l’OTAN en Libye en 2011, qui a outrepassé le mandat du Conseil de sécurité. Dans une guerre où la communication est largement mise à contribution, y compris sur le droit, ce type d’argumentation n’est pas anodin.

 Les dits et non-dits de l’ordonnance de la Cour internationale de Justice

À ce stade, la CIJ s’est prononcée uniquement sur une demande de mesures conservatoires (d’urgence) de la part de l’Ukraine, qui fonde sa compétence sur l’article IX de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Bien que le véritable différend porte évidemment sur la question du recours à la force par la Russie, cet État n’a pas reconnu de manière générale la compétence de la CIJ, ce qui oblige à rechercher une clause compromissoire dans un traité qu’il a ratifié. Or c’est précisément le cas de la Convention sur le génocide à laquelle sont parties les deux États en cause.

 

 

L’argumentation du président Poutine a en effet fourni un bon élément d’ancrage à l’Ukraine, selon laquelle il existe un différend relatif à l’interprétation de cette Convention entre ces deux États. Ce différend concerne un éventuel abus de la Convention par la Russie, en raison de l’invocation d’un génocide qui serait inexistant. Il concerne aussi la possibilité de prévenir ou de punir un éventuel génocide au moyen d’une agression armée.

La Cour a suivi cette argumentation en reconnaissant sa compétence prima facie, avant de considérer que les conditions d’indication des mesures conservatoires étaient réunies :

  • la reconnaissance d’un droit plausible de l’Ukraine de ne pas faire l’objet d’opérations militaires par la Russie visant à prévenir et punir un génocide allégué sur son territoire ;

  • le caractère nécessairement irréparable du préjudice qui pourrait lui être causé – ainsi que des préjudices actuels ;

  • l’urgence.

Cela conduit la CIJ à indiquer les mesures conservatoires – obligatoires – mentionnées supra.

La CIJ fait toujours preuve d’une grande prudence dans ce type de procédure d’urgence afin de ne pas préjuger de ses éventuelles réponses aux arguments des parties qu’elle pourrait examiner au fond et afin de rester dans les limites de sa compétence. Il est donc remarquable qu’en l’espèce elle semble dépasser cette attitude de retenue, à plusieurs égards.

C’est tout d’abord à la Russie que la présidente de la CIJ a demandé dès le 1er mars 2022 d’agir de manière à ne pas priver son ordonnance d’effets. De plus, bien qu’elle n’ait pas à se prononcer sur le fond du différend, la Cour a néanmoins affirmé dans son ordonnance :

« Il est douteux que la Convention, au vu de son objet et de son but, autorise l’emploi unilatéral de la force par une partie contractante sur le territoire d’un autre État, aux fins de prévenir ou de punir un génocide allégué. »

Dès l’introduction, elle se dit :

« profondément préoccupée par l’emploi de la force par la Fédération de Russie en Ukraine, qui soulève des problèmes très graves de droit international. La Cour garde présents à l’esprit les buts et les principes de la Charte des Nations unies, de même que les responsabilités qui lui incombent, en vertu de ladite Charte et du Statut de la Cour, en ce qui concerne le maintien de la paix et de la sécurité internationales, ainsi que le règlement pacifique des différends. Elle estime nécessaire de souligner que tous les États doivent agir conformément à leurs obligations en vertu de la Charte des Nations unies et des autres règles du droit international, y compris du droit international humanitaire ».

Elle prend ensuite soin d’énumérer précisément les dommages déjà causés à la population ukrainienne (§§ 74-75), avant de se référer expressément à la résolution A/RES/ES-11/1 du 2 mars 2022 adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies à une écrasante majorité de 141 États et intitulée « agression contre l’Ukraine ».

 

 

Si la CIJ cite expressément les passages déplorant les attaques contre les populations civiles – qui, si elles étaient confirmées, seraient constitutives de crimes de guerre –, elle mentionne aussi le terme de « guerre » utilisé par l’Assemblée générale. Or, sur le fondement de sa résolution 377 A (V) du 3 novembre 1950, et considérant que l’absence d’unanimité des membres permanents du Conseil de sécurité empêche celui-ci d’exercer sa responsabilité principale en matière de paix et de sécurité internationales – le Conseil a été empêché par le veto russe d’adopter un projet de résolution le 25 février condamnant la reconnaissance de l’indépendance des régions séparatistes ukrainiennes –, l’Assemblée générale y « déplore dans les termes les plus énergiques l’agression commise par la Fédération de Russie contre l’Ukraine en violation du paragraphe 4 de l’Article 2 de la Charte ».

Bien sûr, l’Assemblée générale est un organe politique. On peut néanmoins considérer que dans cette qualification juridique elle exprime l’opinion de la majorité des États. Si la CIJ ne confirme en aucun cas l’existence d’une agression, elle renvoie malgré tout à un texte qu’elle n’était pas obligée de mentionner dans sa motivation.

 Les conséquences immédiates et les conséquences indirectes

Les conséquences de l’ordonnance de la CIJ pour la Russie sont claires dans la mesure où ce type de décision est obligatoire. Il faut rappeler à cet égard que la CIJ est l’organe judiciaire principal des Nations unies. Elle bénéficie d’une autorité remarquable pour dire l’état du droit international et ses décisions sont exécutées par les États dans la très grande majorité des cas.

Bien qu’elle ne se soit pas prononcée sur les arguments de fond des parties, son ordonnance prive temporairement d’efficacité l’argumentation juridique de la Russie. En attendant un éventuel arrêt au fond, aucune allégation de légitime défense ou de prévention du génocide ne permet à la Russie de poursuivre légalement sa guerre. Cet État est ainsi privé de son argumentation par l’organe international qui a qualité pour dire le droit international.

La deuxième conséquence immédiate concerne indirectement les autres États. Si la Russie a l’obligation de mettre fin au recours à la force en Ukraine, nul ne saurait de façon licite l’aider à poursuivre cette entreprise, par exemple par la fourniture d’armes ou d’un soutien financier. Il faut d’ailleurs rappeler à cet égard que, conformément à la qualification d’agression armée retenue par l’Assemblée générale, la Russie commet actuellement une violation grave d’une règle impérative de droit international.

La Russie engage automatiquement sa responsabilité internationale ; nul besoin en théorie qu’une juridiction se prononce en ce sens. Pour les autres États, cela entraîne une double obligation : ne pas reconnaître la situation ainsi créée et coopérer pour y mettre fin. Par ailleurs, la résolution implique aussi que l’Ukraine exerce son droit à la légitime défense conformément à l’article 51 de la Charte et que les autres États peuvent lui apporter leur soutien, notamment par la livraison d’armes.

À plus long terme, il importe aussi d’avoir à l’esprit le précédent qui pourrait être généré par l’éventuel succès de l’argumentation d’un État, fût-elle en apparence déraisonnable. Dans son opposition frontale à la civilisation occidentale, Vladimir Poutine peut avoir la prétention de proposer une nouvelle lecture du droit international qui remet en cause l’architecture héritée de 1945 et que pourraient être tentés de défendre d’autres États envisageant de commettre des actions similaires.

Si les organes principaux des Nations unies ayant l’un compétence – bien que subsidiaire – en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales et l’autre en matière de droit international donnent leur interprétation de ce droit et indiquent les obligations qu’il convient de suivre, toute autre prétention juridique devient illégitime. En privant au moins temporairement Vladimir Poutine de son arsenal juridique, la CIJ aura démontré qu’il est un seul point sur lequel le président russe n’a peut-être pas entièrement tort : le droit peut aussi être une arme.

 

Auteur :
Sarah Cassella
enseignante-chercheure en droit public à Le Mans Université | Laboratoire de droit Themis-UM (EA 4333)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
Lire l’article original.

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