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Constitutionnaliser le droit à l’alimentation : de quoi parle-t-on ?

Constitutionnaliser le droit à l’alimentation : de quoi parle-t-on ?

Selon les Nations unies, 9,2 % de la population mondiale souffre de faim chronique. Shutterstock


« Qu’est-ce qui est le plus important ? L’art ou le droit à l’alimentation ? » ont lancé des militantes écologistes après avoir aspergé de soupe la vitrine protégeant « la Joconde » en janvier 2024. Le but de leur action était d’appeler à un changement radical de système alimentaire en France.

L’alimentation est l’un des besoins les plus fondamentaux des êtres humains. Elle ne trouve pourtant pas de traduction juridique directe dans la constitution française. Certes, des liens peuvent être faits avec d’autres composantes du bloc de constitutionnalité, notamment avec le principe de dignité de la personne humaine. Pour autant, cette lacune du texte français interroge, tandis qu’une centaine de constitutions (dont celles de la Bolivie, du Brésil, de l’Équateur, du Kenya et de l’Afrique du Sud) ont consacré, sous une forme ou sous une autre, un tel droit.

En France, une proposition de loi constitutionnelle a été déposée au Sénat en mai 2024 par le Groupe Écologistes – Solidarité & Territoires. En l’état, le texte vise à compléter la constitution par ces phrases : « Le droit à l’alimentation est garanti. Toute personne a droit à une alimentation adéquate ainsi que d’être à l’abri de la faim ». Inspirée de la modification apportée en Suisse en 2023 à la constitution du canton de Genève, elle vise à guider « l’ensemble des dispositions d’une future loi cadre française, prenant en compte la multi-dimensionnalité des enjeux liés à l’alimentation ».

 

Les multiples dimensions de l’alimentation

L’alimentation recouvre en effet plusieurs dimensions. Elle est nutritive, mais aussi culturelle, sociale et hédonique. L’intérêt de consacrer dans la constitution le droit à l’alimentation est de saisir ces quatre dimensions et de ne pas le réduire à un simple droit à l’aide alimentaire pour les plus démunis. Cette approche maximaliste rapproche ce droit des droits économiques et sociaux existants, à l’instar du droit à l’instruction ou du droit à la santé. De tels droits impliquent pour leur titulaire le pouvoir d’exiger une prestation de la part des autorités publiques.

Dans les constitutions ayant consacré le droit à l’alimentation, la formulation du texte est variable d’un pays à l’autre. On citera l’amendement à la constitution de l’État du Maine, aux États-Unis, adopté par référendum en 2021. A ainsi été consacré « un droit naturel, inhérent et inaliénable à l’alimentation, y compris le droit de conserver et d’échanger des semences et le droit de cultiver, d’élever, de récolter, de produire et de consommer la nourriture de leur choix pour leur subsistance, leur santé corporelle et leur bien-être ». Cela emporte une série de conséquences.

En premier lieu, l’intervention des pouvoirs publics revêt une dimension offensive. L’objectif est d’encourager les pratiques pour favoriser l’accès à une alimentation saine et durable. Cela implique, d’une part, l’obligation pour les autorités de prendre des mesures concrètes pour que les personnes aient un accès aux ressources et aux moyens de production alimentaire. D’autre part, il peut arriver que des décisions soient prises pour nourrir directement les personnes n’étant pas en mesure de s’alimenter elles-mêmes pour des raisons indépendantes de leur volonté. Le droit à l’alimentation ne saurait toutefois se réduire à ce dernier aspect.

En second lieu, la logique d’intervention des autorités publiques peut revêtir une dimension défensive. Il s’agit de préserver la liberté des individus dans leurs choix alimentaires. De même, cette dimension défensive consiste à faire en sorte que des organismes privés ou des particuliers n’ôtent pas aux individus leurs droits économiques, sociaux et culturels. Comme le note la FAO, qui est la branche de l’Organisation des Nations unies dédiée à l’alimentation, cela implique de « mettre en place un cadre législatif et institutionnel et un système judiciaire appropriés pour protéger le droit à l’alimentation. »

 

Un droit à l’alimentation au bénéfice de tous les individus

Le droit à l’alimentation vise à assurer à chaque individu la disponibilité et l’accessibilité des aliments. La nourriture doit être physiquement disponible, en quantité et en qualité suffisante sur un territoire.

Cela induit de diversifier les sources d’approvisionnement. Quant à l’accessibilité, elle signifie notamment que l’accès à l’alimentation ne se fasse pas au détriment d’autres besoins. Personne ne doit avoir à choisir entre accès à l’alimentation et accès à la santé ou à l’énergie.

Le droit à l’alimentation vise à assurer à chaque individu la disponibilité et l’accessibilité des aliments. Shutterstock

 

Le droit à l’alimentation doit aussi garantir l’adéquation et la durabilité des aliments. L’observation générale n°12 du Comité des droits sociaux, économiques et culturels précise que l’adéquation est déterminée par « les conditions sociales, économiques, culturelles, climatiques, écologiques et autres ». S’agissant des conditions culturelles, cela implique de prendre en compte « des valeurs subjectives, n’ayant rien à voir avec la nutrition, qui s’attachent aux aliments et à la consommation alimentaire, [et] des préoccupations du consommateur avisé quant à la nature des approvisionnements alimentaires auxquels il a accès ».

 

S’inspirer des États qui l’ont mis en place

Les conséquences d’une constitutionnalisation du droit à l’alimentation sont mesurables. Dans l’État du Maine, elle s’est accompagnée de l’adoption d’une ordonnance de souveraineté alimentaire par 113 municipalités. De même, une telle reconnaissance encourage le développement de politiques publiques visant à le concrétiser.

La consécration du droit à l’alimentation dans la constitution bolivienne en 2009 a notamment été suivie de plusieurs politiques publiques, adoptées au début des années 2010, complétées par plusieurs programmes alimentaires.

La loi 338 de 2013 a, par exemple, reconnu les expériences d’économie paysanne solidaire comme des modèles d’économie communautaire solidaire, ce qui a pu contribuer à encourager leur développement. De manière générale, le suivi de la mise en œuvre pratique des développements normatifs a relevé l’amélioration de certains indicateurs. Entre 2009 et 2014, par exemple, le pourcentage de personnes situées sous le seuil minimal d’énergie alimentaire est passé de 26,4 % à 19,5 %.

La concrétisation du droit à l’alimentation peut donc être évaluée aux moyens d’indicateurs. Par exemple, le Protocole de Salvador, entré en vigueur en 1999, livre un mode d’emploi pour apprécier la progression de l’effectivité des droits fondamentaux en Amérique latine. Sont notamment pris en compte la législation adoptée pour concrétiser les droits dont l’effectivité est évaluée, les moyens administratifs mis en œuvre, l’accès de la population aux informations nécessaires la concernant, ou l’accès à la justice.

 

Quelles conséquences juridiques ?

Le droit constitutionnel à l’alimentation peut servir à repenser une action politique et sociale collective. C’est en ce sens que se positionne la proposition de loi sénatoriale, dont les auteurs affirment vouloir « créer une base constitutionnelle sur laquelle il est possible de fonder une stratégie nationale pour concrétiser le droit à une alimentation adéquate ».

D’un point de vue politique, la consécration du droit à l’alimentation dans la constitution pourrait avoir un effet incitatif sur le développement de pratiques qui forgent ce que certains auteurs appellent la « démocratie alimentaire ». Consacrer un tel droit pourrait aussi servir de tremplin au développement de projets innovants, tels que l’instauration d’une sécurité sociale de l’alimentation.

D’un point de vue juridique, sous ce prisme, quelles seraient les conséquences de l’article 54 de la constitution sur l’action internationale de la France ? Celui-ci permet au Conseil constitutionnel de s’opposer à la ratification d’un traité jugé non-conforme à la constitution.

En cas de saisine du Conseil, l’adoption d’un traité de libre-échange pourrait-elle à l’avenir être mise en échec sur le fondement de l’article 54 si la constitution venait d’ici là à consacrer le droit à l’alimentation ? Rien n’est moins sûr, puisqu’il lui reviendrait de concilier cet éventuel nouveau droit avec les autres composantes du bloc de constitutionnalité, comme la liberté d’entreprendre.

Au niveau international, l’échec du droit à l’alimentation s’explique en partie par le contexte contradictoire dans lequel il se développe. D’un côté, la FAO fait émerger des textes rappelant l’engagement des États à assurer l’effectivité de ce droit. De l’autre, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) œuvre à la libéralisation du commerce et se développe de manière indépendante de l’ONU. Elle fait naître des textes d’échanges commerciaux qui ne permettent pas l’effectivité du droit à l’alimentation. La question se pose de savoir dans quelle mesure inscrire dans la constitution le droit à l’alimentation pourrait encourager l’État français à œuvrer pour plus de cohérence dans la prise en compte internationale de ce droit.

La réflexion concernant une consécration constitutionnelle du droit à l’alimentation doit donc être complétée d’une volonté politique à faire évoluer la manière de penser le système alimentaire mondial, afin que toutes les normes applicables, nationales et internationales, convergent vers le même objectif.

 

Auteur
Nicolas Pauthe enseignant-chercheur contractuel en droit public à Le Mans Université | Laboratoire de droit Themis-UM

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

  

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